La maladresse royale

Nous avons vu 2 éléphants sauvages au Ghana et 3 éléphants sauvés des braconniers au Togo. C’est dire s’ils se font rares en Afrique de l’Ouest. En même temps, je lisais l’un des premiers romans écologiques sur la sauvegarde de la nature et des éléphants en Afrique. L’idée de la liberté de ces animaux qui ont été exterminés par l’homme et notre propre liberté que nous exterminons en même temps est poignante. Je sais il y a beaucoup d’éléphants dans d’autres parties de l’Afrique mais entendons-nous bien, nous les avons mis dans des réserves…

J’invite à lire l’extrait ci-dessous en prenant le temps d’écouter chaque mot de cette belle littérature. J’invite aussi à lire ou relire le roman en entier et pénétrer dans l’atmosphère de cette Afrique qui fascine.

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«Nos chevaux avancèrent sur la piste raide entre les rochers. Le soleil venait de tomber dans la forêt ; les bambous et les arbres semblaient se partager sa dépouille écarlate. Comme nous cheminions lentement, un craquement prodigieux monta vers nous du côté du Galangalé, la forêt entière frémit et céda sous quelque assaut furieux, et l’air s’emplit des barrissements du troupeau en train de se frayer un chemin vers l’eau. En quelques instants, les craquements des arbres déracinés, le tremblement du sol et des rochers et les appels des éléphants prirent l’ampleur d’un cataclysme naturel. J’écoutai. J’avais l’habitude, et pourtant chaque fois ce tonnerre vivant faisait battre mon cœur plus vite : ce n’était pas la peur mais une étrange contagion. J’écoutai. La forêt semblait s’ouvrir de toutes parts et le fracas était tel qu’il était impossible de lui attribuer une direction. Mais de la hauteur où nous étions je vis, de l’autre côté de la galerie qui couvrait le cours d’eau, toute une partie de la forêt trembler, comme secouée par quelque peur atroce, et les sommets des arbres s’incliner brusquement et disparaître dans les sous-bois ; j’aperçus alors, serrées les unes contre les autres, les énormes formes grises, les gros dos ronds que je connaissais si bien. Je pensai : bientôt, il ne restera pas de place dans le monde moderne pour un tel besoin d’espace, pour une telle maladresse royale. Et comme chaque fois que je les apercevais, je ne pus m’empêcher de sourire avec soulagement, comme si leur vue me rassurait sur quelque présence essentielle. En cet âge d’impuissance, en cet âge de tabous, d’inhibitions et d’asservissement presque physiologique, où l’homme triomphe de ses plus anciennes vérités et renonce à ses plus profonds besoins, il me semblait toujours, en écoutant ce merveilleux vacarme, qu’on ne nous avait pas encore coupés définitivement de nos sources, qu’on ne nous avait pas encore, une fois pour toutes, châtrés au nom du mensonge, que nous n’étions pas encore tout à fait soumis. Et pourtant, il suffisait de l’écouter, ce vieux tonnerre terrestre, il suffisait d’assister une fois à ce vivant éboulement pour comprendre que, bientôt, il ne resterait plus de place parmi nous pour une telle liberté. Mais il était difficile de se résigner. Au bas du sentier, Peer arrêta son cheval.

« — Écoutez-les bien, dit-il. C’est le plus beau bruit de la terre.

« — Je l’ai entendu toute ma vie.

Je me tus un moment avant de répondre :

« — Nous entendons ce bruit depuis que nous sommes en Afrique.

« — Mais aujourd’hui, vous n’êtes plus les mêmes, Saint-Denis. Auparavant, ce bruit vous arrivait seulement aux oreilles. Aujourd’hui, il arrive jusqu’à votre cœur. Vous ne pouvez plus résister à sa beauté. Jadis, lorsqu’il vous empêchait de dormir, vous preniez un fusil, et tout était dit. Aujourd’hui, vos fusils vous dégoutent plus encore que ce bruit ne vous fait peur. Je suppose que c’est ce qu’on appelle l’âge de raison. Qu’allez-vous leur dire à Fort-Lamy ?

« — Ce que je ne cesse de leur répéter depuis des années, répondis-je d’un ton bourru. Qu’il faut respecter enfin l’éléphant en Afrique. Qu’il faut entourer la nature de toute la protection dont elle a besoin.

Le visage de Peer ne bougea pas. Je me dis qu’à partir d’un certain âge, les visages tendent à se fixer une fois pour toutes dans une expression unique et ne se dérangent plus facilement.

Je demandai :

« — Et Morel ?

« — Pauvre Morel, dit-il. Il s’est mis dans une situation impossible. Personne n’est jamais arrivé à résoudre cette contradiction qu’il y a à vouloir défendre un idéal humain en compagnie des hommes. Adieu. »

Extrait. Les racines du ciel, § XX. Romain Gary – 1956                                      P1020796               P1020810


2 réflexions sur “La maladresse royale

  1. Encore un compte rendu plus qu’intéressant. Je me pose une question : comment faites vous pour quitter ces gens si attachants ?

    Bonne route !

    Merci pour le partage.

    Grosses bises.

    Françoise ________________________________

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